Jeudi 17 octobre, notre Sarah G., jamais à court de défis, a porté (très) haut les couleurs de l’ES Montgeron athlétisme sur les chemins aussi magnifiques que tortueux de la Réunion. Après 62 heures sans dormir ou presque, elle a bouclé le célèbre trail du Grand Raid, l’un des plus difficiles au monde : 175 km et 10 150 m de dénivelé positif. L’exploit est d’autant plus époustouflant qu’elle foulait aux pieds pour la première fois l’île intense. Elle nous raconte.
« Jeudi 17 octobre, 22h. Le départ est donné. Il fait chaud, et l’ambiance est vraiment incroyable. Pendant les 7 premiers kilomètres, les encouragements des spectateurs nous portent, c’est une ambiance festive, presque irréelle. Mon cœur bat vite, entre l’excitation et la chaleur. Je réalise que je suis sur le point de vivre l’une des expériences les plus intenses de ma vie.
Puis, nous entrons dans les champs de canne. Le contraste est frappant. D’un coup, le silence et l’obscurité nous entourent. C’est parti pour cette première nuit, avec 33 km et 2 100 m de D+ à traverser avant le lever du jour.
Je me sens curieusement calme. J’avance tranquillement, exactement comme je l’avais prévu. Au 33e kilomètre, deuxième ravitaillement, juste avant que le jour ne se lève. La nuit est passée sans que je m’en rende vraiment compte.
Premier lever de jour pour moi. Il faut que j’atteigne Cilaos, 76 km et 4 000 m de D+ cumulés, avant 18h si je veux avoir le temps de me changer et manger un peu. La journée s’annonce longue. Pour l’instant, tout se passe bien, je tiens un rythme correct, même si je suis loin des plus rapides.
Mais l’ascension du Coteau Kervegen se dresse devant moi. Le point culminant de la course. Le terrain est technique, et avec la pluie, c’est un vrai bourbier. Il y a des passages où il faut quasiment escalader, et le vide est à seulement quelques centimètres. Je perds du temps, beaucoup trop. Et je sais que la descente vers Cilaos, juste après, est tout aussi technique et encore plus glissante, avec une pente particulièrement raide. Ce n’est pas vraiment mon terrain de prédilection. Et pourtant, il va falloir que j’accélère dans la fin de l’ascension et que je me lance dans cette descente.
Chaque pierre, chaque branche est une menace. Je glisse, mais je tiens bon. À un moment, un homme juste derrière moi perd l’équilibre, il chute dans le vide et se rattrape à un arbre. On doit s’y mettre à plusieurs pour l’aider à remonter. C’est dur de retrouver le rythme après ça, mais le temps file. Alors je repars, toujours plus vite. Je glisse encore plusieurs fois, mais par miracle, je me rattrape à chaque fois (ce qui relève de l’exploit vu ma maladresse).
Enfin, la fin de cette descente infernale. Un dernier effort, un petit bout de route, et me voilà à Cilaos. Pas le temps de traîner. Je me change, je passe chez le podologue, et c’est déjà l’heure de repartir… sans un repas chaud, les plus rapides ont tout dévoré avant mon arrivée 😨.
La deuxième nuit tombe, et je m’engage dans une partie de la course que beaucoup redoutent : le cirque de Mafate. Une fois à l’intérieur, pas de retour possible autrement que par nos propres moyens. Si on flanche, pas de navette pour nous récupérer. Ce lieu a une aura particulière, et je le ressens à chaque pas. La végétation est dense, les bruits d’animaux dans la nuit sont presque apaisants, mais je sais que l’ascension du col de Taibit m’attend.
C’est un gros morceau, et avec le manque de sommeil, les hallucinations commencent. Chaque pierre, chaque branche ou feuille prend une forme différente : un chat, une grenouille, un requin, voire un dinosaure. Il y en a pour tous les goûts ! En milieu d’ascension, je fais une pause avec deux camarades de course sympas. On profite de la fameuse tisane Ascenseur offerte par les locaux, un petit moment de chaleur qui fait du bien, puis on repart ensemble. Lentement mais sûrement, avec quelques pauses au besoin.
Après un peu de descente, il faut s’attaquer au col de La Fourche avant d’atteindre Marla, au terme d’une descente interminable. Et là, dans ce col, mes premiers doutes surgissent. J’ai l’impression de ne pas avancer assez vite. Est-ce que j’ai vraiment le mental pour aller jusqu’au bout ? Ces pensées tournent dans ma tête, et la peur de ne pas être à la hauteur s’invite dans cette aventure.
Je poursuis malgré tout, et enfin, nous atteignons Marla. J’essaie de dormir un peu, encore une fois, mais impossible, comme depuis le début. Et comme à chaque fois que je m’arrête, je frôle l’hypothermie. Tant pis, il faut avancer. Les barrières horaires se rapprochent dangereusement.
Le jour se lève enfin, après 97 km et 5 700 m de D+. Mais la fatigue est toujours là, et les hallucinations aussi. Heureusement, je n’ai pas peur des serpents, car j’ai l’impression d’en voir partout 🐍.
Cette journée commence avec une petite ascension qui nous amène sur une superbe crête avec une vue à couper le souffle sur tout le cirque de Mafate. C’est magnifique, mais mon cerveau commence à se débrancher avec le manque de sommeil. Je suis les pas de mes compagnons d’aventure et avance en mode automatique.
Ensuite, une longue descente jusqu’à Aurere, que je fais prudemment pour éviter de m’effondrer. Arrivée à Aurere, toujours impossible de dormir. Depuis le début de la course, j’ai réussi à dormir seulement 7 minutes au total. La fatigue s’accumule, et je commence aussi à avoir du mal à m’alimenter et à m’hydrater. La fin de course s’annonce compliquée.
Et je sais ce qui m’attend : une belle descente suivie de la plus grande ascension de la course, et de ma vie, d’ailleurs. Il s’agit de grimper jusqu’au Maïdo depuis la passerelle d’Oussy, soit 2 000 m de D+ en une seule fois, avec un ravitaillement au milieu. Je n’ai jamais affronté quelque chose de ce genre, et j’avoue que ça me fait un peu peur.
La première partie de l’ascension passe étonnamment vite. La deuxième, en revanche, est beaucoup plus dure. Mais j’avance, toujours doucement mais sûrement, comme depuis le début. Finalement, j’arrive en haut du Maïdo. Tout le monde dit : « Une fois au Maïdo, tu es sûre d’aller au bout. » Je ne veux pas crier victoire trop vite, mais je dois avouer que ça me rassure énormément !
Il est temps d’entamer une longue descente jusqu’à la prochaine base de vie : 17 km, 1 800 m de D-. On m’avait dit qu’elle était « roulante »… Spoiler alerte : pas du tout ! La nuit tombe, et pour couronner le tout, ma frontale tombe en panne. Me voilà obligée de descendre à la lumière de mon téléphone portable, en espérant que la batterie qui m’attend à Ilet Savannah me permettra de repartir sereinement.
C’est interminable, et je commence à flancher mentalement. Cette troisième nuit me pèse, et avec seulement 1h10 d’avance sur la barrière horaire, je suis loin d’être à l’aise. Ce n’est rien du tout pour une base de vie. Heureusement, Philippe, un ami d’un membre de mon club, est là pour me sauver. Il m’attend en bas de la descente avec une frontale et un sandwich salé qui fait un bien fou, à la fois à mon moral et à mon estomac.
Je fonce vers la base de vie. Pas le temps de me changer. Je laisse les podologues percer mes ampoules, je me fais masser 10 minutes, et déjà je dois repartir. Pas le temps de traîner : la prochaine barrière horaire est serrée. J’ai 2h20 pour faire 7 km et 700 m de D+. Avec la fatigue, ça me paraît vraiment juste…
Mais Philippe est là, prêt à m’accompagner sur les 35 km restants. Il ne me connaît pas, mais ça n’a pas d’importance. Avec une générosité et une gentillesse incroyables, il décide de faire ce bout de chemin avec moi. Nous entamons l’ascension, et il me répète que j’ai le temps, que je peux ralentir. Mais mon angoisse prend le dessus, et je ne l’écoute pas (même s’il connaît ces chemins par cœur). Alors je fonce. Il me suit.
Et bien sûr, il avait raison. J’arrive avec de l’avance en haut de cette portion ! À partir de ce moment-là, je me dis qu’il est temps d’écouter mon « guide. »
Ce qui suit est une portion difficile, technique, avec des passages d’escalade et des pierres partout. Et là, je n’ai plus toute ma tête. Les hallucinations reprennent : je vois des animaux, je suis convaincue qu’il faut « ranger les cailloux » et les emporter pour nettoyer le chemin… Je vois double, et surtout, j’ai l’impression étrange d’avoir déjà vécu chaque instant. Cette sensation de déjà-vu ne me quittera plus jusqu’à l’arrivée.
Arrivée à La Possession, je dors 4 minutes. Puis je repars avec Philippe. Il continue à me rassurer, à me dire que je m’en sors bien. Et je m’accroche à ça. Au petit matin, nous arrivons sur le chemin des Anglais. Le fameux. Et je ne m’en rends même pas compte. En pilote automatique, j’avance jusqu’à la Grande Chaloupe, au pied du Colorado, la dernière ascension tant attendue.
Dernière pause, puis c’est parti : on monte ! Ça sent la fin. L’ascension se passe sans trop de difficulté. La sensation d’être bientôt au bout me porte. Une fois arrivée en haut, les larmes montent. Des larmes de joie. Ça y est, il ne reste plus que 5 km de descente.
Et c’est à ce moment-là que mon genou gauche décide de me lâcher. Impossible de le plier. La descente va être longue, mais peu importe : je suis en avance sur les barrières ! Je vais y aller doucement, accepter la souffrance, et savourer ces derniers instants. La descente est un vrai chantier, pleine de racines, mais je suis toujours portée par cette idée : je vais y arriver.
Et voilà. C’est la fin de ces 175 km, 62 heures et plus de 10 000 m de D+. Je réalise que c’est vraiment fini alors que la descente du Colorado s’achève. Je suis à quelques centaines de mètres du stade de la Redoute, ce fameux stade dont j’ai tant entendu parler. Je recommence à courir, malgré la douleur au genou, portée par le bruit et les gens autour de moi. J’aperçois des coureurs, des accompagnateurs, des bénévoles que j’ai croisés plusieurs fois sur le parcours. L’émotion monte, moins intense qu’en haut du Colorado où j’avais réalisé que j’allais vraiment y arriver, mais cette fois, les larmes sont bien là. Je me dis : « Je l’ai fait. » Une part de moi n’en revient toujours pas. Si on avait dit à la Sarah d’il y a cinq ans qu’elle en serait là, elle aurait ri.
À cet instant, tout semble à la fois si rapide et si long. Le départ paraît à la fois proche et lointain. Je me sens reine du monde et toute petite en même temps. J’ai l’impression de faire partie de ces “fous”, d’avoir accompli quelque chose qui me paraissait encore impossible il y a peu. Après ces mois de préparation, je touche enfin à la fin d’une aventure qui ne se résume pas à 62 heures mais bien à des mois d’efforts. Et c’est dingue, impressionnant, un peu effrayant aussi, de penser : « Qu’est-ce que je vais faire après ça ? »
Mais d’abord, je suis reconnaissante. J’ai une chance inouïe d’être arrivée là.
Après 10 mois d’entraînements, avec 2 033 km de course à pied, 40 000 m de D+, 700 km de vélo sur la fin, du renfo, du yoga, un peu de piscine… Je suis là.
Après plusieurs trails de préparation dans des conditions parfois difficiles (le Trail de Vulcain, le Trail du Grand Ballon offert par le club, le Trail d’Ecouves, la 6000D, et l’Impérial Trail de Fontainebleau)… Je suis là.
Après une semaine choc dans les Alpes, à faire 175 km et 10 000 m de D+ en 5 jours, à râler, à perdre espoir et à tenter de reprendre confiance… Je suis là.
Quelle aventure ! Encore aujourd’hui, j’ai du mal à y croire, du mal à réaliser ce que j’ai accompli (Et pourtant, mon genou essaie bien de me le rappeler !). Je ne sais pas si on peut parler d’exploit, mais une chose est sûre : j’ai fait quelque chose qui me rend fière.
Et surtout, je suis heureuse. Car pendant toute cette aventure, je n’étais pas seule.
Il y a eu Philippe, qui m’a accompagnée physiquement sur la fin… Mais aussi ma famille, mes amis, des collègues, et bien entendu les membres du club. À distance, 24h sur 24, ils étaient tous là avec moi, et ce soutien m’a portée. En amont, il y a eu les précieux conseils du coach, Adrien Tarenne, et les encouragements constants de mon entourage, qui m’a supportée avec cette obsession ces 6 derniers mois (ils mériteraient une médaille, eux aussi !). J’ai vraiment l’impression que nous avons réalisé ce rêve ensemble.
Alors, merci à tous. »
RESPECT SARAH!